Menu Fermer

Virginie Megglé, psychanalyste et écrivain, répond à nos questions sur les femmes et le combat de l’association

En introduction à cet entretien, pour savoir pourquoi je voulais donner la parole à Virginie Megglé sur la problématique de l’association : je connais Virginie Megglé par ses livres depuis une quinzaine d’années, et nous avons échangé de nombreuses fois par mails sur certains d’entre eux, particulièrement sur “Entre mère et fils, une histoire d’amour et de désir”, mais aussi sur “Étonnante fragilité”, qui résonne tant pour nombre d’entre nous.
Je suis ravie et honorée qu’elle ait bien voulu répondre à nos questions.

 

Virginie, que diriez-vous pour vous présenter ?

Psychanalyste, de formation littéraire, je suis par ailleurs auteure de plusieurs ouvrages, parus notamment chez Eyrolles, Odile Jacob, Leduc, Solar. C’est par nécessité vitale, que je me suis mise l’écoute de l’indicible et de l’inconscient, tant d’un point de vue personnel que familial, social ou transgénérationnel.

 

Que percevez-vous du combat de l’association AMAVEA, et qu’en pensez-vous ?

Légitimité et courage. Il n’est pas évident de résister à l’Institution. D’en oser la critiquer alors que l’on a eu besoin d’elle. Et recours à elle. Paradoxalement, oser prendre parole pour la remettre en question, en dénoncer les abus, c’est sortir de la victimisation. Se donner les moyens de la santé. Reprendre possession de son corps. C’est en combattre les effets sans cependant la rejeter dans sa globalité.

 

Pensez-vous que les femmes doivent constamment se battre, et si oui, pourquoi ?

Difficile à exprimer… Il s’agit de « se battre » dans un premier temps. Pour ne plus se laisser faire. Pour rentrer en possession de soi. Ne plus être l’objet à la merci de l’autre, quel qu’il soit.

Mais de fait, il s’agit aussi d’apprendre à s’aimer, à se connaitre, à se respecter. À s’exprimer. Dans un monde qui n’a pas envie d’entendre une parole singulière, qui nie la sensibilité, au prétexte de l’objectivité et refuse de la prendre en compte, au seul profit du Savoir. La sensibilité devrait pourtant nourrir la connaissance et la connaissance nous permettre de mieux prendre soin de notre sensibilité. L’une ne devrait pas aller sans l’autre ni être au détriment de l’autre. Donc, plus que se battre, ce serait apprendre à s’affirmer, à s’exprimer, à s’écouter bien sûr et à se faire entendre. En ce sens, Amavéa me semble bien être un précieux « porte-voix ».

 

Pensez-vous que la femme est trop médicalisée et trop infantilisée au cours de sa vie ?

Médicalisée, oui.  C’est le revers du progrès scientifique. Je dirai même du soi-disant progrès scientifique. On banalise le médical comme s’il devenait la norme. Et souvent sans tenir comptes des impacts psychologiques.

La pilule par exemple fut un progrès pour des femmes (du temps de nos mères et grands-mères) qui multipliaient les fausses couches ou les avortements à risque, dans des conditions tristes et redoutables. Elle fut le symbole d’un combat légitime.

Qu’elle soit administrée comme une norme à des jeunes filles, des adolescentes, dès 13 ou 14 ans par exemple, qu’elle soit banalisée, a des effets pervers. Le corps de la fille est médicalisé, et ne lui appartient plus (contrairement à ce qu’on lui laisse entendre). Cela semble « normal », c’est-à-dire « comme si c’était naturel ». Une découverte est un progrès dans un certain contexte, mais pas un progrès en soi, dans l’absolu. Elle ne doit pas être banalisée. Les jeunes femmes et les moins jeunes doivent apprendre à penser, à aimer, à connaitre leur corps, et ses limites. Ce que je dis peut-être mal pris ou mal entendu. Et pourtant la clinique me le donne à penser. Les jeunes femmes sous contraception automatique dès l’adolescence n’ont pas eu le temps de connaître, de vivre leur corps. De le découvrir. L’acte amoureux peut devenir un automatisme et de ce fait ne plus être amoureux.  C’est ainsi que certaines femmes se retrouvent à 45 ans passés avec un désir d’enfant dont elles ne savent que faire. Dans un corps qu’elles n’ont jamais vraiment habité.

Infantilisée… Dès le moment où sa « santé » dépend du (grand) corps médical, une jeune fille, une femme, est infantilisée. Tout en ayant le plus souvent l’impression d’être « une grande », puisqu’elle est « libre ». La liberté n’est pas une chose que l’on nous accorde. Elle s’acquiert, par ses propres ressources, elle se découvre. Elle se « gagne », elle est alors comme une merveille.

Mais l’héritage n’est pas pensé. Et finalement les femmes sont beaucoup plus démunies qu’elles ne le semblent. Elles semblent fortes et libérées (« comme les hommes », « comme les garçons ») mais elles sont dans l’ignorance (de ce qui les anime comme des contrecoups néfastes de certains « progrès ».

Une confiance absolue dans « la science » maintient dans la débilité. La science a remplacé l’autorité du mâle de jadis. Il faudrait s’y soumettre. Sans que cela ne ressemble bien sûr à un acte de soumission, surtout si son recours est proposé – parfois même imposé- comme un acte libérateur ! En effet, obéir à la science semble dans un premier temps être un acte d’intelligence, mais de fait, il est conditionné, lorsque notre santé et nos facultés psychomotrices sont en jeu, par la peur.

Notre corps est vulnérable. Il ne devrait être approché que dans la délicatesse et dans l’interrogation respectueuse.

 

Que pensez-vous du mot « bénin », souvent utilisé par les gynécologues dans notre cas, pour dédramatiser et dire que « tout ça n’est pas bien grave » ? Même si le méningiome est une tumeur des méninges, donc de l’enveloppe du cerveau et non du cerveau lui-même, quand il faut opérer, il faut ouvrir la boite crânienne, avec toutes les séquelles possibles d’AVC, d’aphasie, d’hémiplégie, etc…

« Bénin » est un terme qui minimise. Qui laisse entendre que « ailleurs, il y a beaucoup plus grave ». Au risque de diminuer aussi l’intérêt et donc le soin et l’attention indispensable à la douleur occasionnée par ce mal dit bénin. La douleur, quelle qu’elle soit, a sa gravité sur le moment. Ici et maintenant. On ne peut comparer une douleur à une autre pour la minimiser. Une douleur est un appel au soin, à l’attention. Et c’est ce soin, cette attention, qui lui seront portés qui permettront qu’elle se dissipe. Si elle n’est pas entendue, elle augmente.

Lorsqu’un médecin parle à une patiente ou à un patient de cas plus graves que le sien, c’est comme si ce médecin s’absentait face à ce patient. Comme s’il l’invitait à faire abstraction de son cas pour se projeter, hors de lui-même, dans une salle afin de prendre en compte de cas supposés plus graves. Autrement dit, comme s’il lui suggérait d’être ailleurs au moment même où pourtant toute l’attention doit être centrée sur son cas, afin de privilégier les meilleures chances de guérison ! Il détourne l’attention au mépris de la douleur tant psychique que physique.

C’est faire acte de cruauté que de vouloir minimiser la douleur. Un méningiome réveille la vulnérabilité première. Celle-ci pour être bien soignée a besoin de tact, de délicatesse.

Quand une patiente souffre, toute notre attention doit lui être consacrée. La qualité de cette attention l’aidera à guérir autant que l’acte chirurgical. Il est vital pour elle (- il en serait de même si c’était un homme-) de se savoir, au centre, au cœur de notre attention. Elle a besoin avant tout de se sentir en confiance.

Qui plus est si c’est une opération qui concerne la tête. On se sent alors si démunie, si fragile…
C’est plutôt sain de craindre les conséquences d’une telle opération. C’est au médecin, au chirurgien, de réconforter, en écoutant d’abord l’inquiétude, sans la banaliser ni la minorer.

Le fait est que nombre de soignants sont troublés par l’inquiétude des patients, parce qu’elle réveille la leur, et qu’ils ont appris à étouffer celle-ci, à la faire taire.  Au lieu de la dissiper progressivement mais sûrement en se mettant eux-mêmes à son écoute. Amavea prouve combien l’écoute, l’attention sont indispensables en termes de soin. Nous avons besoin d’être entendues, de se sentir comprises … et non rejetées ! Le rejet va à l’encontre du soin qu’est censé apporter la médecine ! La négligence aussi !

Quand on observe une plaie visible, on peut être émerveillé.e de voir combien les tissus sont capables de se reconstituer. On se sent plus fort, plus forte. Mais cette reconstitution doit  être favorisée par un climat « affectif » de confiance. Nous nous sentons si démunies quand nous perdons l’utilisation de nos facultés ! Il ne peut y avoir d’acte médical sans qu’il ne soit pensé pour aider les patientes, les patients, à reprendre confiance. C’est cette confiance qui participera à la reconstitution des tissus et aidera à cicatriser. Y compris psychologiquement.

 

Psychologiquement, quand on vous découvre « une tumeur dans la tête », qu’est-ce que ça signifie, qu’est-ce que la personne entend ?

Perdre la tête, ne plus avoir sa tête… Notre tête semble être le moteur de tout notre être. Ces expressions le confirment. Sans doute n’est-ce pas faut. Perdre la tête c’est risqué de se faire enfermer à vie, d’être réduite à néant[1]. Un des pires crimes de l’humanité est celui d’avoir pu « couper des têtes ». C’est monstrueux. Découvrir que l’on a une tumeur dans la tête, c’est sentir que l’on peut devenir la proie de n’importe qui. Ou l’objet de mépris, de rejet, d’abus incommensurable, en même temps que l’on perdrait tous ses moyens. Alors que la démarche d’une personne qui sollicite de l’aide prouve bien qu’elle avait en elle-même des moyens extraordinaires, et jusque-là insoupçonnés. Cette opération fut pour elle (pour vous) l’occasion de le découvrir. Mais votre démarche va permettre à d’autres femmes de le découvrir. Et dans l’idéal de façon préventive. En faisant entendre : « Apprenez à vous écouter, à vous aimer, à ne pas vous laisser faire. Apprenez à vous respecter. À vous faire respecter. À aller à la découverte des personnes qui vous feront du bien et à qui vous en ferez, car la réciproque est une notion précieuse. Faire du bien à un patient est aussi précieux pour le soignant ! Nos patients nous aident à ne pas perdre la tête ! En les aidant, nous sommes dans l’obligation de trouver le bon geste, le geste le mieux adapté pour eux précisément, pour qu’ils n’aient plus l’impression de perdre la tête. Car en fait c’est souvent cette impression qui mène les patients à nous…

C’est dans la solitude affective que l’on a l’impression de perdre la tête, et en entrant au contact d’un, d’une autre, dans la bienveillance, que l’on a l’impression de la retrouver !

C’est au niveau de la tête que se manifestent nos impressions. Notre réflexion. Notre faculté d’agir. C’est elle qui nous informe. C’est pourquoi tout ce qui lui porte atteinte est vécu de façon cruelle. Perdre sa tête c’est être dépouillée, dépossédée… Quand un patient craint de perdre la tête, il s’agit d’écouter la crainte, et non de la faire taire. C’est ainsi qu’il reprendra possession de ses moyens, y compris de sa faculté à dire non à ce qui ne lui convient pas, qu’il recouvrira ce faisant son instinct indispensable à la vie. La vie se crée dans le mouvement… En avançant. Perdre la tête c’est se sentir livré au libre arbitre de l’autre. Un soignant qui écoute est un soignant qui « aide à retrouver sa tête ». C’est une marque de respect essentielle!

 

Une boite crânienne ouverte, cela n’a-t-il pas un rapport avec la fragilité, thème qui vous est cher et dont vous avez fait un livre ? Avec « l’inquiétude inhérente à la dépendance à plus puissant que soi » possible après une telle opération (et fréquente, au moins les premières semaines, et même pour une opération qui se passe bien) ?

Oui, sans doute l’ai-je développé un peu plus haut. Les progrès – certains progrès – de la médecine sont extraordinaires. Mais on n’a pas le droit de les banaliser. Un progrès n’est un progrès que dans un certain contexte, à un certain moment de l’histoire (personnelle, sociale). Il ne peut être réduit à un acte ni généralisé. Ouvrir une boite crânienne peut être un acte de soin mais aussi un acte barbare. Nous avons en mémoire cette barbarie. Elle (re)émerge à la conscience lors d’une opération. Chaque opération (même si elles sont de plus en plus fréquentes) est à considérer comme un acte sacré.

Elle est aussi, bien menée, l’occasion d’acquérir un regain d’énergie. (Nous avons gardé en mémoire indicible les actes de traitrise accomplis au non de la science ne serait-ce que sous le régime nazi et d’autres encore). Mais comme lors de tout ce qui s’apparente à une re-naissance, toute opération nous amène à recontacter notre fragilité originelle. Les chirurgiens devraient en être instruits. Certains le sont naturellement. Car ils n’ont jamais niée ni rejetée leur propre fragilité. Ni pour eux-mêmes, ni pour les autres. Ceux-là sont de vrais soignants. D’autres soignants malheureusement ne le sont devenus qu’en la niant. En la surpassant. En la sublimant, ce qui semble plus noble et admirable peut-être ; mais pourtant ne peut se faire qu’au mépris de soi, au mépris de l’amour et du vivant. Car nier sa fragilité première, c’est se nier. Et inciter l’autre à la nier. Alors qu’une opération chirurgicale, (comme un « burn out ») est une occasion extraordinaire de la reconsidérer et d’apprendre à mieux apprécier l’extraordinaire de la vie (qui inclut sans avoir à l’oublier cette fragilité première). Alors l’acte chirurgical, comme tout acte thérapeutique peut reprendre sa dimension de miracle. À l’image du miracle de la vie.

[1] Voir le sort réservé à la fille de James Joyce (Lire « Julia Joyce, folle fille de son père, de Eugène Durif, Éditions Le Canoë) ; à Rosemary Kennedy, que j’aborde dans mon livre Étonnante fragilité, ou encore à Camille Claudel.

Propos recueillis par Emmanuelle, présidente de l’association AMAVEA

 

Pour en savoir plus sur Virginie Megglé :
https://www.psychanalyse-en-mouvement.net/actualites/article-493-20191129493-la-metamorphose-une-video-de-anne-condomine-a-l-occasion-de-la-sortie-de-quand-l-enfant-nous-derange-et-nous-eclaire.html

Vous pouvez lui écrire à virginiemeggle@gmail.com