Troisième capitalisation boursière de la place de Paris et membre du trio de tête des laboratoires pharmaceutiques mondiaux, Sanofi n’a pas voulu laisser à l’association des victimes de la Dépakine le soin d’annoncer sa mise en examen. Lundi soir, le groupe l’a rendue publique en dévoilant les chefs de tromperie aggravée et de blessures involontaires qui lui sont reprochés. Le meilleur moyen sans doute d’imposer sa communication et de faire valoir une défense qui campe depuis plusieurs années sur la même ligne : la multinationale se prévaut de sa transparence et assure avoir toujours informé les autorités sanitaires des conditions de prescription du médicament et de leur évolution dans le temps.
Médicament à risque
Depuis cinquante ans, Sanofi commercialise une molécule, le valproate de sodium, sous différentes marques, Dépakine, Dépakote, Dépamide. Elle est indiquée pour le traitement de l’épilepsie et des troubles bipolaires. En 2018, elle a été interdite aux femmes enceintes ou en âge de procréer . Un an plus tôt, une étude menée conjointement par l’Assurance-maladie et l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) avait révélé que la Dépakine et ses dérivés étaient à l’origine de plusieurs milliers de malformations congénitales majeures.
Elles sont aussi soupçonnées d’être la cause des retards de développement et des perturbations mentales apparues précocement chez plus de 15 000 enfants en bas âge dont les mères prenaient cette substance. La firme s’appuie sur un arrêt de la Cour de cassation, annulant la décision de la cour d’appel d’Orléans qui la condamnait à indemniser une famille, pour réfuter toute responsabilité. Elle soutient avoir sollicité à plusieurs reprises depuis 2004 les modifications des documents d’information destinés aux malades et aux professionnels de santé dès qu’elle a eu connaissance des risques encourus.
Contrôles défaillants
L’affaire de la Dépakine entre en résonance avec le procès-fleuve du Mediator qui se tient depuis plus de quatre mois à Paris. À l’inverse de Sanofi, les laboratoires Servier ont reconnu la toxicité de leur médicament soupçonné d’avoir précipité plusieurs dizaines de décès et fragilisé le cœur de milliers de patients (lire ci-contre). Mais dans un cas comme dans l’autre revient la question lancinante de l’efficacité et de l’indépendance des contrôles diligentés avant et pendant les autorisations de mise sur le marché.
« Beaucoup de lignes rouges ont été franchies du fait des liens incestueux entre les laboratoires et les autorités sanitaires »
Pourquoi faut-il attendre trente ans pour s’apercevoir qu’ un traitement hormonal, l’Androcur du groupe Bayer, accroît le risque de tumeur cérébrales ? Les faits qui surgissent dans l’actualité ont une longue histoire qui court souvent sur plusieurs décennies. Ils révèlent malgré tout une certaine constance dans la défaillance des autorités sanitaires depuis un demi-siècle. En 1977, par exemple, c’est avec six ans de retard sur les États-Unis que la France mettra à l’index la DES, une hormone de synthèse administrée contre les fausses couches et source de dizaines de milliers d’anomalies génitales et de cancers chez celles qu’on surnomme les filles Distilbène.
Il y a quelques mois seulement, l’ancêtre de l’ANSM a été condamnée pour avoir tardé, dix ans plus tôt, à procéder aux investigations relatives aux calamiteuses prothèses mammaires PIP . « Beaucoup de lignes rouges ont été franchies du fait des liens incestueux entre les laboratoires et les autorités sanitaires », relève le Dr Pigement, administrateur de l’ANSM entre 2013 et 2018.
L’électrochoc du Mediator a renversé la table consensuelle où voisinaient fonctionnaires et experts des laboratoires. L’ANSM vit désormais des subsides de l’État au lieu des taxes et redevances perçues sur l’industrie pharmaceutique. Plus aucun représentant de cette dernière ne siège à son conseil d’administration. Et, désormais, les avantages reçus par les médecins et les professionnels de la santé doivent être déclarés sur un site dédié.
Indépendants, les experts mandatés par l’ANSM ne font pas pour autant l’unanimité. Ce ne sont pas les meilleurs, ceux qui ont le plus souvent des liens avec les labos qui officient. La compétence de leurs remplaçants est souvent décriée comme le démontre en filigrane la stratégie de défense du groupe Sanofi dans l’affaire de la Dépakine.
Écouter les patients
Confrontées à la recherche de sachants indépendants, faisant autorité dans leur domaine et étant désintéressés, les autorités sanitaires doivent aussi mener une double révolution. Combattre d’arrache-pied cette culture bien française de la surprescription qui incite nombre de médecins à délivrer des médicaments en dehors de leurs indications thérapeutiques. Et retrouver une véritable capacité d’écoute des patients. Tout le contraire de l’autisme qui a marqué la crise du Lévothyrox, où il a fallu que plusieurs dizaines de milliers de malades de la thyroïde prennent d’assaut les réseaux pour être enfin entendus.
Mourenx,l’autre scandale Sanofi
ENVIRONNEMENT En 2018, une association pointait les dysfonctionnements de l’usine béarnaise où est produite la substance active de la DépakineSanofi s’est retrouvée en juillet 2018 au cœur d’un autre scandale lié à la Dépakine, environnemental celui-ci, dans son usine chimique de Mourenx, à une trentaine de kilomètres de Pau. C’est ici qu’est produit le valproate de sodium, la substance active du médicament. Une association de protection de la nature a révélé que ce site, le plus ancien de Sanofi, émettait des rejets toxiques hors normes (notamment du bromopropane, cancérigène, et du valproate de sodium). Plusieurs plaintes pour « mise en danger de la vie d’autrui » ont été déposées par des associations de riverains et environnementales, puis, en septembre 2019, par la CGT du géant pharmaceutique.Car malgré un arrêt de l’usine durant un mois à l’été 2018 et les mises aux normes imposées par les autorités, des traces de valproate ont été retrouvées dans le sang de plusieurs opérateurs du site de production du Béarn, après sa réouverture.La quête d’une reconnaissanceLes salariés de Mourenx sont, par ailleurs, en grève perlée depuis maintenant 106 jours : des arrêts de travail ciblés, chaque jour, visant à empêcher la bonne marche de cette usine d’où sort en temps normal, selon Sanofi, 80 % du valproate de sodium utilisé dans le monde. Pour Jean-Louis Peyren, de la CGT Sanofi, la mise en examen dans le volet sanitaire « ne change rien, puisque de toute façon, la toxicité du valproate de sodium est reconnue depuis longtemps ». Les salariés veulent une reconnaissance et une compensation de leur exposition au risque chimique.
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