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Les victimes d’un médicament antipilosité poursuivent le laboratoire Bayer – Médiapart

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Les victimes d’un médicament antipilosité poursuivent le laboratoire Bayer

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Androcur, traitement destiné à réduire la pilosité, a été détourné pour être prescrit en cas d’acné et comme contraceptif, alors qu’il provoque des tumeurs au cerveau. Au moins 500 cas ont été recensés dans l’Hexagone en dix ans. Selon nos informations, pour la première fois, trois victimes ont déposé un recours en justice contre Bayer, le fabricant de ce médicament pris par 89 000 Françaises.

C’est une première : trois victimes du traitement hormonal Androcur s’attaquent au géant allemand Bayer, également heureux propriétaire de Monsanto. Elles assignent ce fabricant d’un médicament antipilosité devant le tribunal de grande instance de Bobigny pour défaut d’information sur les risques encourus : l’apparition de tumeurs cérébrales appelées méningiomes. Ce mardi, l’audience a été fixée au 29 mai prochain.

« Ce n’est pas seulement l’argent public qui doit servir à indemniser. Le laboratoire doit payer », justifie Emmanuelle Huet-Mignaton, présidente de l’Association méningiomes dus à l’acétate de cyprotérone, aide aux victimes et prise en compte des autres molécules (Amavea), qui impulse l’action judiciaire depuis sa création le 26 janvier.

 

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Les médecins qu’elle a consultés pour son endométriose – cette maladie qui rend les règles extrêmement douloureuses – lui ont prescrit cette pilule qui, en la prenant en continu, stoppe les saignements. D’ailleurs, 15 % des boîtes d’Androcur sont vendues pour « la prise en charge d’une contraception », selon la Haute Autorité de santé. Pire, 30 % des ordonnances sont liées à l’acné, nous indique l’Assurance maladie. Et seulement 15 % – soit deux fois moins – à une pilosité excessive.

C’est pourtant le seul motif des trois pour lequel Androcur est autorisé à être commercialisé depuis 1980 en France. Le médicament est donc massivement détourné de son usage premier, au point que 89 000 Françaises en prenaient en 2017, selon les derniers chiffres officiels.

Emmanuelle Huet-Mignaton en a gobé de 2003 à septembre 2017, date à laquelle ses cinq tumeurs ont été repérées à l’IRM. On y distingue clairement l’une d’elles, une tache blanche aussi grosse qu’une orange.

Dès que son dossier médical sera complet, elle se joindra à la plainte. Car depuis qu’elle a retrouvé pleinement l’usage de la parole en avril 2018, elle défend les victimes collatérales de ce traitement.

90 % des méningiomes sont bénins, certes. « Ce n’est pas un cancer », avait d’ailleurs maladroitement raccourci Agnès Buzyn, ministre de la santé, le 13 septembre 2018 sur CNews, « ce n’est pas un scandale sanitaire »[1].

L’Assurance maladie a pourtant officiellement attribué l’apparition de tumeurs au cerveau à ce médicament à base d’acétate de cyprotérone chez au moins 500 femmes rien qu’en une décennie, de 2006 à 2015. Alors qu’il est vendu depuis 39 ans dans l’Hexagone.

Le fait que la tumeur cérébrale grossisse fait pression sur les nerfs. Et là réside le vrai danger. Car cela altère les fonctions essentielles du corps. Mais enlever la tumeur constitue une opération risquée. Dans tous les cas, beaucoup de patientes atteintes d’un méningiome sont devenues épileptiques, ont perdu leur capacité d’élocution, de mémoire, l’équilibre, souffrent d’acouphènes, de maux de tête…

Nina[2], chirurgienne-dentiste, a bien failli perdre la vue. Lors de l’interview, impossible de ne pas remarquer une boule nichée derrière son œil gauche, comme si elle s’était violemment cognée. Sauf qu’il s’agit d’une tumeur. L’opération n’a pas permis de l’extraire en entier, tant elle s’est étendue autour du nerf optique.

En découvrant l’étendue des dégâts à l’IRM, la première question de la radiologue de Nina a été : « Prenez-vous de l’Androcur ? » Elle en a avalé de 2003 à 2011. Jusqu’à ce que Bayer ajoute à la notice quelques lignes perdues dans un flot habituel de contre-indications sur ce risque de méningiome[3], à la demande de l’Agence européenne du médicament.

Et ce, à la suite de la publication en 2008[4] de suspicions de liens entre Androcur et l’apparition de tumeurs au cerveau par l’équipe du neurochirurgien Sébastien Froelich, de l’hôpital Lariboisière à Paris. Ce qui fait dire à Charles Joseph-Oudin, l’avocat des trois victimes qui attaquent le premier fabricant du médicament, que « Bayer connaissait les risques de l’Androcur au moins depuis 2008 ».

C’est pourquoi il poursuit la firme pharmaceutique au civil, pour défaut d’information sur les risques encourus et « défectuosité » du médicament. Exactement comme il l’avait fait contre Servier quand le scandale du Mediator a éclaté (déjà, à l’époque, des médecins avaient détourné l’usage du médicament antidiabétique pour le prescrire comme coupe-faim, sans réévaluer la fameuse balance bénéfice/risque et provoquant ainsi entre 500 et 1 500 morts) ; puis, plus récemment, contre MSD. Bayer nous indique simplement « ne pas communiquer sur les procédures en cours ou futures ».

L’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) et l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (Oniam) sont également assignés, précise l’avocat.

 

Déclaration de pharmacovigilance de Nina. © DR Déclaration de pharmacovigilance de Nina. © DR

 

Nina hésite à rejoindre la soixantaine de patients qui ont déjà un dossier Androcur au cabinet d’avocats Dante. Huit ans après son opération du cerveau, elle voit parfaitement mais elle peine à obtenir des prêts pour agrandir son cabinet et l’assurance refuse de la couvrir pour sa tumeur : en cas de récidive, sa maison aussi sera mise en vente.

Androcur est surtout présenté comme une pilule magique en cas de pilosité excessive ou d’acné

L’autorisation de mise sur le marché (AMM) du médicament est claire. Elle prévoit que ce comprimé soit prescrit chez l’homme en cas de cancer de la prostate ou de « castration chimique » pour les agresseurs sexuels, et chez la femme, d’hirsutisme sévère.

Ce mot barbare signifie en réalité « apparition d’une pilosité dans des zones dites masculines, normalement dépourvues de poils chez la femme (visage, poitrine, dos, fesses, face antérieure des cuisses, etc.) ». Une pilosité « composée de poils épais et drus » correspondant aux scores les plus élevés du test de diagnostic.

Rien à voir avec un léger duvet, trois poils sous le menton ou des bras velus. D’autant que l’autorisation de vente de l’Androcur précise bien que les ordonnances doivent seulement concerner les « cas d’hirsutisme majeur, lorsqu’ils retentissent gravement sur la vie psycho-affective et sociale ». Or la coquette Nina, coupe courte poivre et sel, n’a rien d’une « femme à barbe ».Sur les forums, Androcur est surtout présenté comme une pilule magique en cas de pilosité excessive ou d’acné. Des vertus qui expliquent son succès auprès des femmes atteintes d’ovaires polykystiques et des dérèglements hormonaux qui vont avec, comme Nina. Les gynécologues sont d’ailleurs les premiers prescripteurs d’Androcur ou de ses génériques, dans près de six cas sur dix.

D’autant que le traitement est remboursé ! « Ne serait-ce que pour une question d’économie de la santé, l’Assurance maladie devrait faire le point quand le nombre de prescriptions est à ce point exagéré par rapport à sa fonction première, estime la dentiste. N’importe quelle femme est tentée de prendre une pilule miracle qui lui donne une belle peau et moins de poils… Surtout quand elle n’a pas conscience des dangers. »

« L’acétate de cyprotérone fonctionne très bien pour l’acné, mais c’est une bombe nucléaire », tranche Alain Weill, responsable du département étude en santé publique de la Caisse nationale d’assurance maladie qui avait épaulé Irène Frachon, la lanceuse d’alerte du Mediator. Il a justement regardé les données de plus près à partir de 2016. Et a fait équipe avec les chercheurs de l’hôpital Lariboisière qui avaient tiré la sonnette d’alarme huit ans auparavant.

Ensemble, ils ont réalisé une étude d’ampleur menée sur 250 000 femmes exposées à l’acétate de cyprotérone pendant sept ans. En août 2018, les résultats chocs sont en partie dévoilés : cette molécule à forte dose expose à un risque de méningiome multiplié par sept ! Et même par vingt en cas de traitement prolongé au-delà de cinq ans[5].

Depuis, les pharmaciens ont vendu près de deux fois moins de boîtes d’Androcur ou de ses génériques, selon nos informations. Mais il reste de la marge. La France est la première consommatrice d’Europe. L’Hexagone représente 60 % des ventes d’Androcur ou de ses génériques dans les cinq pays (France, donc, mais aussi Grande-Bretagne, Italie, Allemagne et Espagne) où ils sont disponibles en pharmacie.

La France en est aussi la première victime : elle est touchée par 80 % des cas de méningiomes liés à l’acétate de cyprotérone, selon les documents de l’ANSM.

Comment expliquer ces prescriptions massives en France, hors des clous ? La pilule y a aussi été donnée jusqu’en avril 2018 à des personnes transgenres, et même à la dose maximale de 100 mg, augmentant ainsi les risques[6]… En diminuant les hormones mâles, elle gomme les caractères masculins, comme le suggère son nom : Andro, du grec « homme » ; cure, du latin « soin ».

Par ailleurs, ce n’est pas la première fois que les gynécologues, premiers prescripteurs, sont mis en cause. Ils l’ont déjà été pour leurs ordonnances massives de pilules dites de troisième génération, fin 2012. Et notamment de Diane 35, également produite par Bayer.

Diane 35 a d’abord été retirée du marché ; depuis août 2013, elle a retrouvé une place dans les rayons des pharmacies, uniquement comme anti-acné. Or Androcur contient la même molécule que Diane 35, l’acétate de cyprotérone, donc, « mais à des doses de cheval », précise Me Joseph-Oudin. Vingt-cinq fois plus.

En réalité, le scandale sanitaire des pilules de troisième génération et celui en cours de l’Androcur sont liés. 5 % de femmes souffrent d’ovaires polykystiques et 10 % en bavent avec l’endométriose. Si, en prime, ces patientes sont sujettes à des risques cardio-vasculaires, les gynécologues ne prescrivent plus de pilules de troisième génération pour les soulager. Trop risqué.

Ils se reportent donc sur Androcur ou d’autres dérivés de la progestérone moins dosés. Si les gynécologues sont si mal à l’aise sur le sujet, c’est parce que les remèdes alternatifs manquent encore. « Pour l’endométriose, le seul traitement médicamenteux actuel consiste à bloquer les règles, notamment avec des progestatifs », justifie Horace Roman, gynécologue expert de la question.

Mieux informer les médecins des dangers face au lobbying pharmaceutique

Cette « impasse thérapeutique » explique aussi pourquoi les autorités sanitaires ne retirent pas du marché ce médicament hormonal, malgré ses risques.

La tumeur de Stéphanie, avait la taille d’une clémentine. Infirmière de profession, elle en veut à Bayer qui « n’a pas suffisamment informé sur les dangers les gynécologues comme la mienne, qui m’a prescrit Androcur pour mes ovaires polykystiques ». Le laboratoire allemand, qui refuse d’indiquer à Mediapart le chiffre d’affaires réalisé sur ce médicament, est le premier gagnant de cette surprescription[7].

« Les visiteurs médicaux que je vois défiler à l’hôpital sont des commerciaux, ils n’insistent pas sur les effets indésirables pour vendre leurs produits ! », constate la quadragénaire. « Bayer ne va pas organiser une conférence “méningiomes et Androcur” », ironise Geoffroy Robin, gynécologue au CHRU de Lille, missionné pour répondre à nos questions par le Collège national des gynécologues et obstétriciens français (CNGOF).

Ce collège est l’une de ces sociétés savantes dirigées par les plus grandes stars de chaque domaine et en qui les spécialistes ont entièrement confiance. Elles ont aussi tardé à alerter sur les dangers. Leur rôle de prescripteurs d’ordonnances en fait une cible privilégiée du lobbying de l’industrie pharmaceutique.

Or le géant allemand finance directement ce club des gynécologues les plus réputés. « Bayer est un partenaire historique du CNGOF, avec un soutien qui varie entre 30 000 à 40 000 euros par an », admet l’entreprise pharmaceutique.

Le 6 décembre 2018, lors de la grand-messe annuelle du CNGOF, les premières mises en garde sur Androcur sont relayées. C’est Geoffroy Robin qui s’y colle. Alors qu’il n’est même pas en mesure de toutes les appliquer. Il confie ainsi ne pas pouvoir appeler l’ensemble des femmes à qui il fut prescrit de l’Androcur dans son service, « faute de dossiers informatisés »

Dans un courrier envoyé en octobre, l’agence du médicament a pourtant spécifiquement demandé aux professionnels de santé de contacter leurs patientes actuellement sous traitement, afin de « réévaluer la nécessité de [le] poursuivre »[8]. Et de proscrire les indications en cas d’hirsutisme modéré et d’acné.

En décembre 2018, l’ANSM a en outre promis « la mise en place rapide d’un formulaire annuel d’accord de soin », qui n’est toujours pas existant, mais qui est à présent annoncé pour début mai, selon nos informations. Il s’agira d’une attestation d’information que les médecins et patients devront signer, mentionnant cet effet pour le moins indésirable, pour chaque prescription d’Androcur, histoire que chacun y réfléchisse à deux fois.

Un autre courrier devrait être expédié aux professionnels de santé d’ici à la fin juin. Le « gendarme du médicament » y préconisera une IRM avant le début du traitement pour vérifier l’absence de méningiome. S’il est nourri par les doses injectées par le traitement, il grossit, encore et encore. 

Un rappel des patientes, identifiées grâce aux données de l’Assurance maladie, est également prévu. Il s’agit de la même procédure, rarissime, enclenchée dans le cadre des affaires du Mediator et de l’antiépileptique Dépakine. Un courrier devrait ensuite être envoyé d’ici à la fin juin aux femmes traitées dans les 24 derniers mois.

Et les autres ? L’agence du médicament estime que, comme « dans de nombreux cas, les méningiomes liés à la prise d’acétate de cyprotérone peuvent régresser à l’arrêt du traitement », elle recommande simplement « aux femmes traitées dans le passé d’en discuter avec leur médecin », sans « réaliser d’imagerie cérébrale en l’absence de signe clinique ». Elle rappelle la mise en place d’un numéro vert[9].

Pour celles sous Androcur ou l’un de ses génériques, elle conseille une IRM « au plus tard cinq ans après » le début du traitement. L’Amavea aurait voulu un contrôle plus fréquent en fonction des signes cliniques, du fait de la rapidité du développement de certaines tumeurs.

La tumeur d’Émilie faisait ainsi déjà la taille d’une mandarine au bout d’un mois d’Androcur seulement. Même s’il est impossible de savoir si elle était déjà présente dans son cerveau avant.

En tout cas, elle avait à peine 9 ans. L’endocrinologue – expert en hormones – le lui avait prescrit pour « puberté précoce », dans le but de « ralentir l’arrivée des règles ». Résultat, « après l’opération, je suis redevenue un bébé, je ne pouvais plus parler ni marcher », confie la jeune fille âgée de 18 ans à présent, devenue épileptique.

Aussi incroyable que cela puisse paraître, l’agence du médicament a aussi dû rappeler que ce traitement n’était pas recommandé chez l’enfant.

***

[1] La ministre de la santé a aussi été interpellée par la députée Michèle de Vaucouleurs (Mouvement démocrate et apparentés), elle-même alertée par les victimes. Mais sa question au gouvernement est restée sans réponse au moment de la publication.

[2] Son prénom a été modifié, cette dentiste craignant que ses patients ne la reconnaissent et ne doutent de son acuité visuelle.

[3] « Des cas de méningiomes (multiples) ont été rapportés en cas d’utilisation prolongée (plusieurs années) d’Androcur à des doses de 25 mg par jour et plus. »

[4] Froelich S. et al., « Does cyproterone acetate promote multiple meningiomas? »Endocrine Abstracts. Proceedings of the 10th European Congress of Endocrinology, Berlin, 2008.

[5] Sur environ cinq ans de traitement à 50 mg par jour (dose généralement prescrite en cas d’hirsutisme majeur) ou dix ans de traitement à 25 mg par jour, ce qui correspond à des demi-cachets.

[6] Gazzeri R. et al., « Growth of a meningioma in a transsexual patient after estrogen-progestin therapy », The New England Journal of Medicine, 2007.

[7] 39 ans après son entrée dans les rayons des pharmacies, Androcur représente encore un quart des ventes d’acétate de cyprotérone, les génériques, arrivés à partir de 1996, se partageant le reste du gâteau.

[8] Sauf que comme la crise du Levothyrox – ce médicament pris par 5 % de la population française pour des problèmes de thyroïde – l’a montré, les courriers et courriels de l’ANSM se perdent souvent dans les boîtes aux lettres excessivement abreuvées des blouses blanches. Le ministère de la santé a bien commandé un rapport « sur l’amélioration de l’information des usagers et des professionnels de santé sur le médicament ». Il est bourré de propositions constructives, comme le fait de nommer un monsieur ou madame Médicament ayant « le rôle de communiquer en cas de crise », mais semble avoir été relégué aux oubliettes.

[9] 0 805 04 01 10

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